L'AVENTURE TEL AVIV
Vous le connaissez certainement déjà, car c'est assurément le plus médiatique de nos chers frères d'Abu Gosh, souvent intervenu sur KTO. Mais pour moi, c'est plutôt le frère en vin d'orange ou kumkuats ! Nous échangeons nos recettes et nos petits trucs lors de l'apéro, après la messe dominicale. Blague mise à part, sa façon de psalmodier l'évangile est l'un de ces moments de pure grâce qu'il m'a été donnés de vivre en Terre Sainte. J'admire également beaucoup chez lui ce charisme très particulier pour l'accueil de l'autre, symbolisé par cette abbaye bénédictine, implantée dans un village arabe, en Israël ... Tout un programme. Il m'a donné sa bénédiction pour vous partager cet entretien, trouvé par hasard dans la Maison d'Abraham, et paru dans La Vie cet été. Le film Exodus, d'Otto Preminger, a bouleversé mon enfance. J'avais 13 ans quand j'ai découvert la terrible odyssée du bateau sur lequel des rescapés de la Shoah s'étaient embarqués pour rejoindre clandestinement la Palestine. Ces 4530 hommes, femmes et enfants juifs avaient quitté, plein d'un espoir bientôt déçu, le port de Sète le 10 juillet 1947. Trente ans jour pour jour après cette tentative avortée-qui allait pourtant accélérer la création de l'Etat hébreu en 1948-, Dom Paul Grammont , l'abbé bénédictin olivétain du Bec-Hellouin (Eure), m'envoyait en Israël. Je devais rejoindre les trois frères qui, en 1976, s'étaient installés dans l'église des croisés, près de Jérusalem, où la tradition situe le repas du Ressuscité avec les disciples d'Emmaüs. D'aucuns concluraient à une simple coïncidence de dates. Moi, j'y ai vu un signe de Dieu. Durant mes premières années au monastère, j'avais nourri une grande tendresse pour la Terre Sainte et le peuple juif à travers le chant des Psaumes, les études bibliques et l'enseignement de Dom Grammont. Cet homme à l'esprit prophétique nous disait souvent : " Mes frères, n'oublions pas de regarder vers Jérusalem, ce rocher dont nous avons été taillés. Ne nous coupons pas de nos racines." Ainsi avait-il à cœur que des bénédictins puissent assurer "une présence cordiale au mystère d'Israël". Pour retrouver l'esprit des Apôtres dans ce "lieu de la déchirure entre église et synagogue, lieu germinal de toutes les divisions et discordes à venir." Cette mission cruciale enthousiasmait le moinillon de 27 ans que j'étais ! En atterrissant en Israël, je rêvais déjà d'établir un contact fraternel avec le peuple élu, de retour sur sa Terre promise. Mon ardeur, sans doute un peu naïve et idéaliste, s'est rapidement heurtée à la complexité du réel de ce pays en guerre et aux réticences des juifs à parler avec les chrétiens. Et pour cause : beaucoup nous considéraient -et c'est encore le cas !- comme la continuation du paganisme gréco-romain. Peu à peu, malgré tout, l'abbaye qu'avec mes trois frères nous restaurions à cœur joie, a développé son accueil. Au début des années 1980, un petit miracle a eu lieu : une sympathie se noua entre quelques officiers de l'armée israélienne en visite à Abu Gosh et moi qui leur faisais office de guide. L'alchimie fut telle qu'ils décidèrent de me confier, dans le cadre des services culturels des armées, le soin de faire découvrir le christianisme aux jeunes militaires israéliens de passage à Jérusalem. On peut être différents, et pourtant se rencontrer et s'aimer. Tel est le message que j'ai essayé de faire passer au cours de ces merveilleuses années où j'ai accueilli à l'abbaye jusqu'à 12000 conscrits par an. Fort des confidences recueillies à la fin des visites et des liens d'amitié qui ont perduré jusqu'à aujourd'hui, je sais que nombre de ces garçons et filles se sont laissé toucher, rejoindre, et même réconforter quant à l'avenir de leur pays. "Si moi, un jeune de 20 ans, juif, israélien et soldat, je peux être dans cette qualité de relation avec un moine catholique français, qui par l'âge pourrait être mon père ou mon grand-père, tout est possible. Même avec des palestiniens, y compris musulmans ! Alors oui, certains juifs, kippa sur la tête, n'ont pas osé prendre le risque de la rencontre. Mais j'ai dans la poche de ma bure blanche une multitude d'anecdotes qui témoignent de formidables retournements du cœur. Des jeunes qui sont entrés, contraints et forcés dans le monastère, puis qui se sont ouverts, vaincus par la gratuité d'une écoute, d'un accueil et d'un amour vrai, sans hypocrisie. Je pense à ce juif religieux d'une unité spéciale de l'armée qui, au début de l'entretien, refusait même de me saluer. Avant de remonter dans le bus, il m'a dit : " Aujourd'hui, j'ai découvert un monde inconnu que je pensais hostile et qui m'accueille comme je suis." Je l'ai vu alors enlever sa veste de treillis pour me remettre ses tsitsit (ces franges au bord des vêtements masculins constituent un rappel à garder les commandements de Dieu). Il me donnait son identité. Je me suis mis à pleurer. Ma vocation de bénédictin est d'encourager ces initiatives de paix et de réconciliation qui sont comme autant de petits cailloux blancs sur une route couverte de sang. Nous n'avons pas le droit de désespérer du cœur de l'homme, de tout homme, y compris du soldat qui vous regarde d'un œil torve. Car il ne nous appartient de connaître ni le lieu, ni l'heure où ce cœur va pouvoir être touché par la grâce. A fortiori, nous n'avons pas le droit, même quand l'horizon politique paraît bouché, de baisser les bras et de perdre l'espérance. Depuis 41 ans que je vis en Terre sainte, j'ai vu les Israéliens et les Palestiniens s'enfermer toujours plus dans leur bulle pour se mettre à l'abri. Mais Dieu merci, dans le même temps, j'ai constaté qu'un nombre croissant d'entre eux s’efforçait de percer ces bulles pour susciter la rencontre. A Abu Gosh, par exemple, c'est la création d'un centre pluriculturel pour le rapprochement entre les deux peuples, et la création d'une équipe de foot mixte arabo-juive. Ma vie est pleine de ces pépites d'espérance ! Il y a quelques semaines, je suis allé d'urgence à l'hôpital pour une embolie pulmonaire. Le soir même, deux amis palestiniens-un chrétien de Jérusalem et un musulman de Naplouse- sont venus me soutenir jusqu'à 4 heures du matin. Le lendemain a pris le relais à mon chevet un ami juif que j'avais rencontré en 1996 quand il était militaire de l'armée de terre en visite à Abu Gosh ... Sans compter les innombrables messages touchants de tendresse de jeunes israéliens et palestiniens qui ont inondé mon portable ... Ce que je prêche, je le vis dans ma chair. Finalement, c'est la grâce d'Emmaüs qui fait de notre abbaye un petit coin de paradis. L'esprit veut y faire toutes choses nouvelles entre juifs, chrétiens et musulmans, mais aussi -d'abord ?- entre disciples du Christ. L'Emmaüs des croisés attire en effet beaucoup de chrétiens de toutes confessions, et j'assiste à des choses étonnantes ... Dans les années 2000, un guide a voulu faire une surprise à son groupe de pèlerins russes, en les conduisant à Abu Gosh. Je vois encore le Père Romane, avec sa grosse croix d'archimandrite sur sa soutane croisée noire, me toiser dans le jardin. A ses yeux, les catholiques sont au minimum des schismatiques, au pire des hérétiques, et surtout des personnes à qui l'on ne parle pas. Coup de l'Esprit Saint, je me suis souvenu que nous avions une icône russe du XVIIIe siècle. Je l'ai présentée à leur vénération. Ils ont fondu. La Vierge avait brisé la glace. Avant de repartir en Russie, le Père Romane est passé m'offrir une icône de la Vierge de Kazan et glisser à mon oreille : "J'aimerais un jour pouvoir célébrer la divine liturgie dans votre église." Depuis, chaque fois qu'il voyage en Terre sainte, mon ami orthodoxe vient ici. Riche de cette expérience et de tant d'autres, comment n'aurais-je pas confiance en l'Esprit saint ? Il est plus fort et plus audacieux que nous et intervient, avec éclat, là où on ne l'attend pas !"
Alexia Vidot
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AuteurLes Basvil Archives
Avril 2020
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